Visite de l'Empereur Guillaume II à Bitche le 14 mai 1903

Durant son règne, l'empereur Guillaume Ier ne s'est rendu que trois fois en Alsace-Lorraine. Son petit-fis, l'empereur Guillaume II, en revanche, y a fait de fréquents voyages. Ces incessants déplacements de l'empereur seraient d'ailleurs une des manifestations de ses troubles psychologiques. Sa titulature latine, I(mperator) R(ex) a même, par moquerie, été transformée en I(mmer R(eisefähig) ou I(ch) R(eise) : « toujours prêt au voyage » ou « je voyage ». Le Kaiser séjournait fréquemment dans son château d'Urville, près de Metz. La cité bitchoise a pour sa part reçu la visite de ces deux souverains allemands, le premier le 5 mai 1877, le second le 14 mai 1903.

Le passage de Guillaume II à Bitche est certainement l'un des événements les plus importants de la ville durant l'annexion. L'étude de la presse et des documents d'époque permet de reconstituer le déroulement précis de cette journée historique et d'évoquer l'accueil réservé par la population à son visiteur impérial.

Préparatifs de la visite

Dans son rapport numéro 21470 du 21 avril 1903, le commissaire spécial de la gare d'Avricourt transmet au préfet de Meurthe-et-Moselle l'information suivante : « Le Saargemünder Zeitung prétend avoir appris de source autorisée que l'empereur, lors de son prochain séjour en Alsace-Lorraine ira visiter également le polygone de tir de Bitche. Des pourparlers auraient eu lieu au sujet des dispositions à prendre, en vue de cette éventualités, entre les autorités civiles et militaires »La nouvelle est en effet publiée dans un article daté du 17 avril. Guillaume II doit passer quelques jours en Alsace-Lorraine et sa venue à Bitche est prévue pour le jeudi 14 mai 1903. La première mention de cette visite figure dans un document du bureau du Statthalter d'Alsace-Lorraine, datée du 14 avril. Le dossier de la Présidence de Lorraine concernant les visites impériales a malheureusement été détruit lors de la seconde guerre mondiale.

L'Empereur Guillaume Ier visite la ville de Bitche le 5 mai 1877. La nouvelle gare de Bitche est érigée pour l'occasion en 1902. L'Empereur Guillaume II visite la ville de Bitche le 14 mai 1903.

Cela laisse moins d'un mois aux autorités locales pour se préparer à recevoir l'empereur et le conseil municipal de Bitche se réunit le 26 avril sous la présidence du maire, Heinrich Schuster. Celui-ci, né à Daaden (Rhénanie-Palatinat) en 1846 et pharmacien de profession, est maire de 1902 à sa mort, en mars 1909. En raison de l'importance de l'événement, qui dépasse largement les limites de la commune, le Docteur Paul Böhmer, directeur de l'arrondissement de Sarreguemines, assiste aux délibérations. Celui-ci, Kreisdirektor de 1902 à 1906, sera maire de Metz de 1908 à 1910 et son expérience bitchoise lui sera utile pour la réception de l'empereur en août 1908. Il deviendra ensuite sous-secrétaire d'Etat aux colonies. L'objet de la réunion est de voter un crédit pour la réception du souverain. Le compte-rendu qu'en fait le journal Le Lorrain mérite d'être cité :

« Comme on lui demandait quelle somme pouvait bien être nécessaire, M. Böhmer qui sait combien les municipalités de cette région sont économes, hasarda le chiffre de 3000 Marks. Stupéfaction générale parmi les conseillers ! Le directeur d'arrondissement croyant qu'il avait trop présumé de la générosité du conseil allait rabattre 500 Marks quand l'un des conseillers avec l'approbation unanime de ses collègues s'écria :

Mais pour qui prenez-vous les Bitchois, M. le Kreisdirektor ? Avec 3000 Marks, nous n'irons pas loin, il faut au moins le double.

La majorité allait même voter un crédit illimité, quand M. Böhmer représenta au conseil qu'il ne fallait pas engager outre mesure les finances de la commune, et, en fin de compte, on s'arrêta sur la somme de 6000 Marks ». Il faut souligner que le budget de la ville pour 1903 s'élève à 70652 Marks.

Une grande partie de cette somme est consacrée à la décoration de la ville : partout des drapeaux, des oriflammes, des fleurs, un millier de jeunes sapins - « une véritable forêt » écrit le Hagenauer Zeitung - et dix-huit kilomètres de guirlandes ! La porte de Strasbourg est transformée en une sorte de temple surmonté de la statue de Germania et d'anges de la Paix. Un second arc de triomphe est élevé à la hauteur de l'ancienne porte de Landau et l'itinéraire que doit emprunter le Kaiser est comparé à une via triumphalis. Les journalistes du Lorrain écrivent, non sans une certaine fierté : « Il faut vraiment reconnaître l'empressement de la population bitchoise à orner la ville : ni à Strasbourg, ni à Metz pour ne pas sortir de notre pays, on ne se sera mis autant de frais », ou bien encore « Je doute fort que dans une ville quelconque de la Vieille-Allemagne on puisse faire mieux »Il faut également se hâter afin que la nouvelle gare soit terminée pour l'arrivée de Guillaume II. Le précédent édifice, inauguré en 1869, est construit, pour des raisons stratégiques, en matériaux légers. La gare est devenue trop petite pour desservir Bitche et son nouveau camp militaire et la construction d'un nouveau bâtiment a été décidée. Le style de la nouvelle gare, avec son donjon, marque également mieux la puissance de l'Empire allemand. Son architecture serait inspirée de celle du restaurant du Kaisergarten à Oberhausen. Le gros oeuvre étant achevé depuis le début de l'hiver 1902, il ne reste que les travaux de finitions qui sont exécutés « avec une activité fébrile ».

Les autorités allemandes se préoccupent de la question de la sécurité du souverain. Ce n'est pas la population qui inquiète la police mais les ouvriers italiens présents en ville, dont certains pourraient être de dangereux anarchistes. Des perquisitions sont effectuées à domicile et Le Lorrain ironise sur le résultat : « La découverte d'un vieux numéro de l'Avanti, journal socialiste ayant servi à envelopper un morceau de fromage »Lors des cérémonies, les Italiens sont regroupés dans une tribune, sous la surveillance des gendarmes. Les autorités peuvent ansi supprimer sans crainte la compagnie du 10e Bataillon de Chasseurs et les cavaliers du 15e Régiment de Dragons, prévus pour servir d'escorte à l'empereur. Il est vrai qu'il n'y a plus de place pour eux, tant l'espace est réduit.

La réception par la ville

Le 14 mai 1903, c'est par une belle matinée que Guillaume II embarque dans le train impérial en gare de Strasbourg. Il a séjourné quelques jours dans la capitale du Reichsland et en a profité pour inspecter les travaux de reconstruction de son château du Haut-Koengisbourg. Le train quitte Strasbourg à huit heures et son passage est signalé à Haguenau à 8 heures 39. À neuf heures cinquante, les canons de la citadelle tirent une salve de trente-trois coups et les cloches sonnent pour annoncer l'arrivée du souverain à Bitche. L'empereur, en uniforme, descend du train avec sa suite, en particulier le prince Hermann Ernst Franz zu Hohenlohe-Langenburg, comte de Gleichen (1832-1913). Oncle de l'impératrice, il est General der Kavalerie puis Kaiserliche Statthalter in Elsass-Lothringen (gouverneur d'Alsace-Lorraine) de 1894 à 1907. Le souverain est accueilli par les plus importantes autorités militaires et civiles :

Le monument érigé en l'honneur de l'Empereur Guillaume Ier, grand-père de Guillaume II, est richement fleuri et la nombreuse foule est venue saluer son Empereur sur la Kaiserplatz ou place Sainte-Jeanne-d'Arc, au pied de l'église catholique Sainte-Catherine.

Le 4e bataillon de chasseurs de Magdebourg et en haut les portraits de l'Empereur Guillaume II, du prince de Reuss et du major von Block.

Le Kaiser au camp militaire de Bitche, sur son cheval blanc.

Devant la gare se pressent les notables venus de tout le district de Lorraine et du cercle de Sarreguemines : les membres du Conseil général, ceux du conseil d'arrondissement, les maires et les adjoints, les curés des paroisses (dont l'abbé Jean-Baptiste Mangès, curé de Sarreguemines et ancien député au Reichstag de 1890 à 1893), les représentants de la Chambre d'Agriculture, les associations d'artisans, les enseignants du canton, les membres de la société des anciens militaires, le corps des sapeurs-pompiers de Bitche (comptant quarante-cinq hommes et commandé par l'Oberbrandmeister Wilhelm Siegler). Après le discours de bienvenue prononcé par M. Jaunez, l'empereur salue les personnes présentes et échange même quelques mots avec le Baron de Schmid, avec M. Karl, président de la société des anciens militaires et avec M. Burgun, conseiller municipal d'Enchenberg, qui a servi dans le 1. Garde-Regiment zu Fuss de Potsdam sous les ordres du futur Guillaume II, ainsi qu'avec M. Karl, président de la société des anciens militaires. Le Roi de Prusse monte ensuite dans une calèche avec le Statthalter. Une seconde voiture emmène le comte von Zeppelin et le Dr. Böhmer et le cortège se dirige vers le centre-ville. Sur la Kaiserplatz, entourée de tribunes, l'attendent le maire, M. Schuster et son adjoint, M. Jochem. Au pied de l'église catholique Sainte-Catherine se dresse le buste de Guillaume Ier dont le socle porte la date du décès du fondateur de l'Empire : 1888. Le monument est garni de bleuets, la fleur favorite du grand-père de Guillaume II. Dans le discours qu'il adresse à l'empereur, la maire Schuster rappelle la raison de la présence de cette sculpture :

« Sire, Daigne Votre Majesté me permettre qu'au nom de tous mes concitoyens de Bitche, je La remercie cordialement de la grande distinction qu'Elle a bien voulu témoigner par Sa visite à la ville de Bitche. De même que le 5 mai 1877, à laquelle date feu Votre aïeul l'empereur Guillaume le Grand était parmi nous, de même aussi la journée d'aujourd'hui sera inscrite en lettres d'or dans l'histoire de la ville de Bitche. Devant ce monument, le premier qui ait été élevé au grand Empereur, non seulement en Alsace-Lorraine, mais encore dans toute l'Allemagne, nous Vous offrons nos hommages, le coeur rempli de joie et nous Vous promettons de conserver envers l'Empereur et à l'Empire une fidélité aussi inébranlable que le roc sur lequel s'élève la citadelle qui domine cette ville ». 

La visite de Guillaume Ier, le 5 mai 1877, a été en réalité très brève, puisque le souverain n'est resté qu'une demi-heure, entre 13 heures et 13 heures 30. Parti de Strasbourg à 9 heures, l'empereur a visité Haguenau, Bitche, Sarreguemines, Saint-Avold et Faulquemont, avant d'arriver à Metz à 16 heures 30. Le feu d'artifice, tiré en l'honneur de l'empereur, a déclenché un incendie qui a détruit la toiture de la cathédrale. Pour clore la partie civile de la réception, un vin d'honneur est servi à Guillaume II. Il est présenté par Mademoiselle von Block, fille du commandant du 4e bataillon de Chasseurs, dans une coupe ornée du chiffre impérial. Celle-ci, du genre Gallé, selon le Lorrain, est fabriquée par les verreries Burgun & Schwerer de Meisenthal. Mademoiselle Jochem, fille du maire-adjoint, offre un bouquet et récite un compliment.

Le Kaiser et son armée

La présence de l'armée et le nouveau camp militaire (Truppen Übungsplatz) constituent le principal motif de la venue de l'empereur à Bitche. Aussi, après la cérémonie civile ont lieu les cérémonies militaires, dont Guillaume II raffole. En 1903, avec environ 1.300 soldats, la ville est loin d'être la ville de garnison la plus importante de Moselle. Elle n'a rien de comparable avec Morhange ou Sarrebourg par exemple, qui comptent plus de 4.000 militaires, et bien sûr Metz, qui en compte près de 25.000. Cependant, le nombre de soldats a progressivement augmenté depuis l'annexion, passant de un à deux bataillons et le camp donne à la ville un rôle militaire accru. Bitche fait partie de la Ve Inspection d'Armée de Karlsruhe, commandée par le Général-Colonel Friedrich Ier, grand-duc de Bade - dont la visite est signalée à Bitche en août 1893 - et du XVe Corps d'Armée de Strasbourg, dirigé par le Général-Lieutenant Hentschel von Gilgenheimb. 

Les fortifications de la ville ont perdu leur importance stratégique et les remparts ont été déclassés. Il reste cependant la citadelle, qui dépend de la 5e inspection de fortificaions de Strasbourg. La Place de Bitche est commandée par le Colonel Brunzlow et le Major de Place est le Capitaine von Stangen. La Kommandatur du camp est également sous la responsabilité du Colonel Brunzlow, assisté de son Adjudant, le Lieutenant Sallwürk von Wentzelstein. Depuis 1901, la garnison se compose de deux bataillons de chasseurs à pied :

Le Major Guderian (1858-1914) est le père du célèbre général du même nom. Heintz Guderian débute sa carrière militaire à Bitche puisqu'il entre comme aspirant (Fähnrich) dans le Hannoverisches Jäger-Bataillon Nr. 10 en février 1907. Sous-lieutenant en janvier 1908, il reste à Bitche jusqu'en octobre 1909, date à laquelle les deux bataillons de chasseurs regagnent leurs garnsisons d'origine : Naumburg et Goslar. Deux détachements de mitrailleuses sont également présents à Bitche :

Ces détachements de mitrailleuses n'ont été constitués qu'en 1902 et ils n'existent alors qu'à titre expérimental. Bitche possède aussi une annexe du dépôt d'artillerie de Strasbourg (lieutenant Neuman) et un hôpital militaire (Stabs-Artz Pillath). L'officier d'intendance de la garnison est l'inspecteur Kluge et l'officier du Génie, le lieutenant Bail. Le 14 mai 1903, c'est le Magdeburgisches Jäger-Bataillon Nr. 4 qui est à l'honneur, dont le véritable chef honoraire est le général d'infanterie Heinrich XIV, prince régent de Reuss, branche cadette. L'empereur se rend à la Kaserne Freiherr von Falkenstein - qui deviendra la caserne Teyssier lors du retour à la France en 1918 - pour remettre un nouveau drapeau à cette unité. Dans une salle somptueusement décorée pour l'occasion a lieu la cérémonie du « clouage » (Nagelung). Des clous en argent sont successivement plantés dans la hampe du drapeau par Guillaume II, le général Hentschel von Gilgenheimb, le commandant von Block, un capitaine, un adjudant et le porte-drapeau. L'emblème du bataillon est ensuite béni par les aumôniers du XVe Corps d'Armée, l'Oberpfarrer Dr. Richter pour les protestants et l'Oberpfarrer Wilhelm pour les catholiques.

Après cette cérémonie, l'empereur quitte la caserne pour se diriger vers le camp de Bitche où il doit assister à une manoeuvre. Deux ensembles de troupes s'affrontent de part et d'autre de la route Bitche-Sturzelbronn. Au nord, les défenseurs sont composés de quatre bataillons d'infanterie, d'un escadron de cavalerie, de deux batteries d'artillerie et d'un détachement de mitrailleuses. Au sud, les assaillants regroupent trois bataillons d'infanterie, deux escadrons de cavalerie, une batterie d'artillerie et un détachement de mitrailleuses. Pour cet exercice, les garnisons voisines ont été sollicitées : le 60e régiment d'Infanterie de Wissembourg (Infanterie-Regiment Markgraf Karl Nr. 60) - dont le 2e bataillon avait été en garnison à Bitche jusqu'en 1897 -, le 15e régiment de Dragons (3. Schlesisches Dragoner-Regiment Nr. 15) et 31e régiment d'Artillerie de campagne de Haguenau (1. Unter-Elsässisches Feldartillerie-Regiment Nr. 31). A l'issue de cette manoeuvre, l'empereur félicite l'ensemble des participants et l'exercice s'achève par la traditionnelle parade. Il est temps pour Guillaume II et sa suite de regagner la gare car la visite à Bitche - qui n'a pas duré quatre heures - touche à sa fin. Il est attendu à Metz où il doit, le lendemain, inaugurer le nouveau portail de la cathédrale. On peut d'ailleurs toujours y voir la statue du prophète Daniel sous les traits de Guillaume II, cependant sans les célèbres moustaches, supprimées en 1940 sur ordre du maire allemand, afin de faire cesser les moqueries. A 13 h 30, le train impérial quitte la gare de Bitche mais, en ville, la fête se poursuit jusqu'au soir.

Le nouveau portail de la cathédrale Saint-Étienne de Metz est inauguré par l'Empereur Guillaume II lors de sa visite à Metz le 15 mai 1903. Les jeunes filles bitchoises accueillent leur Empereur en costume traditionnel lorrain. La place Sainte-Jeanne-d'Arc de Bitche présentait avant la première guerre mondiale le buste de l'Empereur allemand Guillaume Ier et la statue de la Pucelle d'Orléans, symbolisant l'attachement à la France : image fidèle de la situation de l'Alsace-Moselle, tiraillée entre deux puissances depuis des siècles.

Très satisfait de sa visite, l'empereur a récompensé les principaux organisateurs. Édouard Jaunez est décoré de l'Ordre de l'Aigle Rouge de 2e classe, le Dr. Böhmer de celui de 4e classe et le maire Schuster de l'Ordre de la Couronne de 4e classe. On lit parfois que Guillaume II a offert le plan-relief de Bitche à l'occasion de sa visite. L'empereur en a bien fait don en 1903 mais au Musée de Metz et il sera conservé à la porte des Allemands. Son transfert à Bitche n'est décidé qu'en 1923.

Le costume lorrain

« Qui sait, confie un vieux monsieur, aux cheveux gris, du Bitscherland, si j'aurai encore une fois, avant ma mort, la chance de voir mon empereur. Je l'ai vu aujourd'hui tout près de moi et j'en suis très heureux. Si je devais mourir maintenant, je mourrai avec la satisfaction d'avoir vu mon empereur ».

Ce témoignage, cité par le Saargemünder Zeitung est-il révélateur de l'état d'esprit de la population ou n'est-il utilisé qu'à des fins de propagande ? Selon la presse germanophone, la visite de Guillaume II à Bitche a été un succès populaire et une foule considérable s'est rassemblée pour acclamer le souverain. La nombreuse population allemande immigrée, estimée d'après des données confessionnelles, est bien entedue présente. Sur 3640 habitants - garnison comprise -, 1205 étaient protestants (33%). Dans les villages du Bitscherland, le pourcentage devait être plus faible, la moyenne en Lorraine étant de 20 %. Mais la population locale n'est, semble-t-il, pas restée chez elle. Le Lorrain, qui n'est pas particulièrement inféodé au régime, ne cherche pas à le cacher : « Mais à voir l'empressement du peuple à se porter au-devant de l'empereur, on devinait que cette manifestation était toute spontanée ». 

Ce journal catholique, proche du groupe lorrain et dont le directeur politique, le chanoine Henri-Dominique Collin, quittera Metz à la déclaration de guerre en 1914, tente d'expliquer cet enthousiasme aux lecteurs messins qui, semble-t-il, fermaient leurs volets lors des fêtes impériales. Le Pays de Bitche est « un coin un peu perdu de notre Lorraine » et la population « sait reconnaître l'honneur que lui fait l'Empereur de visiter cette région de la Lorraine un peu délaissée ». En outre, les habitants se caractérisent par « le respect envers la personne du souverain, les sentiments de loyalisme envers le détenteur du pouvoir et de l'autorité ». Comme l'a signalé le président du Conseil Général dans son discours de bienvenue, les habitants « sont foncièrement et profondéments monarchistes ». C'est en tout cas une réalité pour leurs élus, E. Jaunez ou X. de Schmid.

L'annexion remonte déjà à plus de trente ans et l'espoir d'un retour à la France s'est éloigné. Devant cet état de fait, les habitants font preuve de pragmatisme, sans nécessairement se rallier au régime comme l'ont fait certains notables. La politique allemande en Alsace-Lorraine est faite d'une alternance de mesures autoritaires et de mesures plus libérales. En 1903, la tendance est plutôt à la détente et l'empereur vient de faire supprimer le « paragraphe de la dictature » qui donnait, en cas de troubles, des pouvoirs extraordinaires au Statthalter. En Alsace-Lorraine, désormais, la principale revendication des hommes politiques est que le Reichsland devienne un état fédéré. 

Tous les journaux consultés signalent une innovation lors de la visite du Kaiser à Bitche : la présence, pour l'Ovation sur la Kaiserplatz, de centaines de jeunes filles revêtues du costume lorrain. Selon les sources, leur nombre varie entre 600 et 1500. Le premier semble le plus vraisemblable, car une liste concernant la ville de Bitche ne contient que soixante-trois noms. Ici, rien de spontané, l'initiative ayant sans doute été prise par les instances supérieures, la Présidence ou le Conseil Général. C'est par une circulaire, datée du 26 avril, que le Dr. Böhmer a invité les maires du Pays de Bitche à recenser les demoiselles qui souhaiteraient y participer, revêtues du costume lorrain. Le costume traditionnel avait, à cette époque, déjà pratiquement disparu, « même dans les hameaux les plus reculés » et le journal Le Lorrain le déplore longuement. Aussi, très prévoyant, le Kreisdirektor informe, qu'en cas de nécessité, des costumes pourront être fournis à titre gracieux.

L'utilisation du costume lorrain peut sembler curieuse, sachant quelle symbolique il avait à cette époque en France. Le Dr. Böhmer explique aux maires qu'il s'agit de « donner à Sa Majesté une image amicale de notre population lorraine ». Dans l'esprit des hommes politiquers lorrains, il ne s'agit évidemment pas de revendiquer le retour de la Lorraine à la France, mais plus probablement de rappeler à Guillaume II leur spécificité par rapport à l'Alsace. En effet, les principales administrations et les organes de décision se situent à Strasbourg et les notables lorrains n'y jouent qu'un rôle très secondaire. L'empereur se contente de déclarer que son souhait est que la jolie coiffe lorraine revienne à l'honneur et il espère que toutes ces jeunes filles, qu'il voit devant lui, se marieront et deviedront les mères de valeureux soldats ! 

Lors de cette visite impériale, la presse francophone n'ose faire que de timides allusions à l'ancienne appartenance de Bitche à la France. Le Lorrain utilise l'appelation de Place du Marché au lieu de Kaiserplatz et il évoque également la présence de la statue de sainte Jeanne d'Arc à proximité du monument à l'empereur Guillaume Ier. Paradoxalement, c'est dans la presse germanophone et par l'empereur lui-même que le passé français de la ville est le mieux évoqué. Lors de sa conversation avec l'empereur, M. Karl l'informe que certains des membres de son association sont d'anciens militaires français, Guillaume II s'en déclare réjoui car, dit-il, les soldats français sont de « bons camarades » ou, selon une autre source, de « braves gens ». S'agissant de soldats, l'empereur a oublié, l'espace d'un instant, son habituelle francophobie. Après sa visite, l'empereur Guillaume II fait parvenir à la population bitchoise ses remerciements. Dans ceux-ci, transmis par le Dr. Böhmer, le Kaiser évoque les nombreuses jeunes filles portant la coiffe lorraine.

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